INTRODUCTION

Aux sources vives de la tradition européenne

 

Le patrimoine de l’humanité comprend non seulement les moments architecturaux les plus spectaculaires du passé, mais toutes les œuvres de l’esprit sous quelque aspect qu’elles se présentent. Elles témoignent toutes des grandes étapes de l’aventure humaine depuis l’aube des temps, surtout lorsqu’elles ont été véhiculées de génération en génération par la mémoire collective des peuples. Ainsi ont survécu et perduré les grands mythes essentiels sans cesse réactualisés au cours des siècles par des récits mythologiques, épopées ou sagas, sous lesquels se dessinent les schémas les plus archaïques, adaptés aux conditions matérielles, psychologiques et intellectuelles des groupes humains qui les ont recueillis ou conservés. Le Mahâbhârata indien, la Bible hébraïque, le Gilgamesh assyro-babylonien, l’Odyssée grecque, les Eddas scandinaves, le Kalevala finlandais – même dans sa reconstitution conjecturale – sont, parmi beaucoup d’autres, des témoignages irrécusables de cette mémoire qui se déroule constamment à travers la multiplicité des images signifiantes. De plus, à cet intérêt documentaire, à cette précieuse connaissance de l’évolution humaine qu’apportent ces récits, s’ajoute un intérêt esthétique, car la beauté, quelle qu’elle soit, n’est jamais absente de telles œuvres, en garantissant même ainsi la pérennité.

On peut cependant s’étonner que, dans ce grand livre d’heures de la mémoire universelle, les récits celtiques, ou d’origine celtique, soient, sinon absents, du moins fort peu présents. C’est d’autant plus surprenant si l’on se souvient que les peuples de civilisation celtique ont, pendant plusieurs siècles avant notre ère, occupé les trois quarts de l’Europe, et se maintiennent encore dans la frange atlantique de ce même continent. Il y a certes de multiples raisons à cette demi-absence, la principale étant que ces peuples celtes n’ont pas laissé de témoignage écrit avant leur christianisation. On pourrait aussi argumenter sur le fait que la civilisation celtique a été celle de peuples vaincus qui se sont marginalisés ou ont été absorbés dans d’autres cadres culturels. Pourtant, depuis les progrès de la philologie, d’innombrables épopées irlandaises en langue gaélique ainsi que des récits en langue galloise ont été tirés de l’oubli et de la poussière de manuscrits jusqu’alors indéchiffrés. Et surtout on a, pendant longtemps, voulu ignorer qu’une abondante littérature médiévale, connue sous l’appellation de « cycle arthurien », ou de « romans de la Table Ronde », rédigée tant en français qu’en latin, en anglais, en occitan, en italien, en allemand et même en scandinave, tire incontestablement ses sources d’une tradition celtique très ancienne.

Certes, certains personnages de cet immense cycle d’aventures extraordinaires ne sont pas des inconnus pour le grand public, et ils sont souvent passés dans une sorte de « folklore » aux contours quelque peu flous : l’enchanteur Merlin, la fée Viviane, le beau Lancelot du Lac, l’imposant roi Arthur sont des ombres désormais familières sur l’écran de l’imaginaire contemporain. Ils sont même parmi les héros les plus prisés des amateurs de « jeux de rôles », ces étranges et parfois inquiétants rituels d’une jeunesse désemparée à la recherche de structures mythologiques susceptibles de reconstruire un monde bouleversé. Et puis, lorsque rien ne va plus dans une quelconque société, on se hâte d’organiser une « table ronde », autour de laquelle peuvent s’asseoir, dans une égalité de principe, des interlocuteurs d’esprits divergents en mal de consensus. N’est-ce pas là un hommage indirect rendu à cette fameuse Table Ronde parrainée par Merlin et Arthur (par le druide et le roi) en vue de constituer un univers fraternel, parfaitement idéal et utopique, où se trouve réalisée l’harmonie entre le collectif et l’individuel ? Quant au mystérieux Graal, même si personne ne sait ce que c’est, il relève du vocabulaire courant, surtout en cette période d’angoisse et de turbulence spirituelle : chercher le Graal, c’est finalement se chercher soi-même au milieu des pires aveuglements, et, en définitive, chacun de nos contemporains, à quelque degré que ce soit, consciemment ou non, accomplit sa « quête du Graal ».

C’est dire l’importance toute particulière que revêtent ces récits surgis d’un très lointain passé. À travers l’extraordinaire, le merveilleux, le fantastique, ils définissent une règle de vie que nous avons non pas perdue mais négligée. Et, à l’heure où l’on tente, avec courage mais dans la plus grande confusion, de construire l’Europe, ou plutôt de la reconstruire comme on assemble les débris d’un vase de porcelaine, quand chaque peuple essaie de concilier son nationalisme agressif hérité des péripéties de l’histoire et sa volonté altruiste de fraternité universelle, ce cycle du Graal et du roi Arthur peut apparaître, non pas comme un modèle, mais comme une extraordinaire source de réflexions. Car, après tout, il s’agit là, sous une forme symbolique et imagée, d’une véritable synthèse des pulsions fondamentales des peuples qui ont constitué l’Europe, et dont nous sommes, qu’on le veuille ou non, les héritiers authentiques. Le succès de ces Romans de la Table Ronde, au cours du Moyen Âge, ne s’explique pas autrement : chacun y trouvait quelque chose de lui-même. Et c’est sans doute le moment opportun de leur rendre leur dimension originelle en tant que témoignage d’une tradition européenne trop longtemps mise en sommeil. La légende prétend que le roi Arthur n’est pas mort : il se trouve « en dormition », quelque part, au milieu de l’océan, dans une énigmatique île d’Avalon, veillé par les fées, et, un jour, il se réveillera et reviendra, étreignant dans sa main l’épée de souveraineté, afin de reconstituer le royaume idéal que les puissances des ténèbres l’avaient autrefois empêché de réaliser. Millénarisme ? Peut-être, mais hautement significatif.

Les œuvres littéraires les plus célèbres – mais il en est de même pour toute œuvre d’art – sont celles qui s’adressent au plus profond de l’inconscient humain. Elles ne font qu’exprimer, grâce à des techniques particulières de mémorisation et sous des formes concrètes, un ressenti qui n’ose point parvenir jusqu’au seuil de la conscience logique. C’est aussi le cas des épopées, des grands récits mythologiques dont les auteurs, la plupart du temps anonymes, parfois collectifs, sont les transcripteurs de données antérieures constamment remises à jour selon les circonstances. Longtemps considérées comme des œuvres maladroites, comme des récits naïfs d’une époque révolue où régnaient le désordre et l’irrationnel, les épopées apparaissent maintenant comme de grandes créations de l’esprit, aussi bien dans leur aspect esthétique que dans leur contenu. Encore faut-il les appréhender et les connaître dans leur authenticité.

Et c’est là que les difficultés commencent, en particulier pour les récits celtiques ou d’origine celtique. Car ils constituent une sorte de corpus inorganisé, un ensemble de textes d’époques et de langues différentes, une suite d’épisodes le plus souvent fragmentaires et parfois inachevés ou même contradictoires : dans ces conditions, s’arrêter à une seule œuvre ne peut permettre d’en tirer des conclusions d’ordre général. Le Graal, dans le poème français de Chrétien de Troyes, Perceval, est un objet mystérieux, un simple récipient dont l’auteur ne nous dit pas ce qu’il contient. Trente ans plus tard, l’un des continuateurs de Chrétien de Troyes en fait un calice contenant le sang du Christ et, au milieu du XIIIe siècle, la version dite « classique » ou encore « cistercienne » de la légende le présente comme l’écuelle qui servit à Jésus pendant la Cène. Quant à Wolfram von Eschenbach, auteur de la version allemande du Parzival, au début du XIIIe siècle, il nous montre le Graal comme une mystérieuse pierre tombée du ciel et sur laquelle, chaque vendredi, une colombe vient apporter une hostie. Et, dans certaines versions, le héros du Graal est Perceval (ou Parzival, ou Perlesvaux, ou Peredur), tandis que dans la version cistercienne, c’est le pur Galaad, fils de Lancelot du Lac, qui est l’heureux découvreur du vase sacré. Dans ces conditions, il n’est guère aisé de s’y reconnaître, et encore moins de prétendre que telle ou telle version est la bonne, ou du moins la plus conforme à un éventuel original qui aurait été perdu.

Ce sont quelques exemples pris à travers les inextricables halliers d’une mythique forêt de Brocéliande. Cette complexité s’explique par le fait que les légendes du Graal et du roi Arthur ont été transcrites du XIe au XVe siècle par des écrivains appartenant à la fois à divers peuples, à diverses cultures, et à des systèmes de pensée parfois très éloignés les uns des autres. De plus, ces légendes sont d’origines géographiques multiples, et leur contenu idéologique réalise une sorte de synthèse entre une tradition que, faute de mieux, on qualifiera de « païenne » (notamment druidique), et un contexte judéo-romano-chrétien qui est celui de l’époque charnière de l’histoire du christianisme occidental : c’est en effet le moment où se définit le dogme de la transsubstantiation (1205), où s’affirment les pratiques de dévotion à la Vierge Marie, héritière des anciennes croyances en la Mère universelle, où se manifeste, notamment à Fécamp et à Bruges, le culte du Précieux Sang de Jésus, moment où, hélas, débute une impitoyable répression contre tous ceux qu’on appelle des hérétiques, moment également de la formulation théologique de Thomas d’Aquin et du passage fort inquiétant de l’idéologie inhérente au style roman à celle qui prévaut dans l’art gothique[1]. C’est donc dans un contexte tourmenté, riche en débats de toutes sortes, en remous politiques, intellectuels et spirituels, que s’élaborent les fameux Romans de la Table Ronde. On comprend alors comment l’Arthur primitif, de simple chef de clan romano-breton qu’il était historiquement[2], soit devenu un puissant roi cristallisant autour de lui d’innombrables éléments empruntés ici et là, tous greffés sur des schémas archaïques – et très celtiques – concernant le « Roi du Monde », roi de type sacré et pivot obligatoire d’une société d’hommes libres et responsables.

Arthur est en effet un personnage historique des environs de l’an 500 de notre ère. Il était, d’après les documents fiables (en latin) qui le concernent, un dux bellorum, c’est-à-dire un « chef de guerres », louant ses services aux rois bretons qui avaient besoin de guerriers pour repousser les invasions saxonnes dans ce qui était alors l’île de Bretagne, autrement dit la Grande-Bretagne actuelle. L’époque était celle de la fin de l’Empire romain et du début de la civilisation mérovingienne, du moins sur le continent, et il est plus vraisemblable d’imaginer cet Arthur revêtu d’un uniforme romain du Bas-Empire que de le décrire sous l’aspect d’un roi Plantagenêt du XIIe siècle. Et son champ d’action a été essentiellement le comté de Cornwall, avec la fameuse forteresse de Tintagel, le Devon (où l’on retrouve le nom du peuple gallo-breton des Dumonii), le Somerset, avec Glastonbury, qui deviendra le haut lieu du Graal, la fameuse île d’Avalon de la mythologie, le sud du Pays de Galles, avec le camp romain de Caerlion-sur-Wysg, et le pays dit des Bretons du Nord, autour de Carlisle, le Carduel des romans arthuriens. Les succès obtenus par Arthur contre les envahisseurs germaniques semblent avoir été d’une réelle importance et avoir reculé d’une cinquantaine d’années la prise de possession, par les Saxons, de la plus grande partie de l’île. Mais les victoires d’Arthur, jointes à sa fin tragique en face d’un rival (le Mordret de la version dite cistercienne), ont provoqué l’imaginaire des Bretons soumis aux Saxons ou réfugiés dans les régions les plus occidentales de l’île, Cornwall et Pays de Galles (Cymru). Le personnage s’est vu gratifié d’une véritable auréole de sainteté et de nationalisme, et il est devenu au cours des siècles suivants le symbole de la résistance bretonne contre l’oppresseur germanique, le grand roi mainteneur des traditions celtiques, le puissant « empereur » seul capable de s’opposer aux forces du désordre. Et dans ce cheminement imaginaire, le héros réel ne pouvait que rencontrer des figures mythologiques très anciennes et les intégrer dans son propre personnage. Sait-on que le nom d’Arthur provient d’un terme celtique (arth en gallois, arz en breton) qui désigne l’ours ? Or, dans la symbolique celtique, l’ours représente la caste royale issue de la classe des guerriers. De plus, il est certain que cette image de l’ours, en dormition pendant l’hiver et se réveillant aux beaux jours, n’a pas été sans effet sur la légende du roi « dormant » qui reviendra lorsque les temps seront accomplis. Le passage de l’histoire à la mythologie est rapide, surtout chez des peuples qui préfèrent l’imaginaire au réel, cas de tous les Celtes.

Un personnage de dimension mythologique attire nécessairement à lui d’autres personnages, parfois fort éloignés de lui à l’origine, qui se satellisent en quelque sorte et deviennent inséparables du héros principal. C’est le cas de Merlin, le prophète et l’enchanteur qui, lui, possédait sa propre légende avant d’être intégré dans le cycle. Merlin est en effet, lui-aussi, un personnage réel, mais de la fin du VIe siècle, quelque soixante ans après Arthur, et localisé chez les Bretons du Nord, aux limites actuelles de l’Écosse, dans une certaine forêt de Kelyddon en laquelle il n’est pas difficile de reconnaître le nom de Caledonia qui désigne l’Écosse prégaélique. Il s’agit d’un petit chef de tribu, aux talents poétiques reconnus, qui, selon la vie de saint Kentigern, rédigée en latin, serait, sous le nom de Laïloken, devenu fou au cours d’une bataille, se serait réfugié dans la forêt et aurait vaticiné devant tous ceux qui venaient le consulter. Là aussi, le héros réel a englobé quantité de notions mythologiques (l’enfant qui parle, le fou plein de sagesse, l’homme sauvage, le maître des animaux et de la nature, etc.) et a acquis une dimension toute nouvelle, mais toujours dans le contexte de la résistance bretonne à l’invasion saxonne. Il n’en fallait pas plus pour jumeler Arthur et Merlin : c’était d’autant plus facile que Merlin représente une sorte de prêtre issu du plus pur paganisme, avec même des relents diaboliques, puisque la légende en fait le fils d’un de ces fameux démons incubes qui hantaient les esprits au Moyen Âge. Or, il se trouve que le « couple » Merlin-Arthur (le roi et le magicien-prophète) reconstitue très exactement le couple druide-roi sans lequel la société celtique ne peut fonctionner, et par-delà, le schéma indo-européen de Mitra-Varuna, autrement dit l’alliance sacrée entre le dieu juriste, gardien des traités et « équilibrateur » du monde, et le dieu magicien, faiseur de « tours » et interprète de la puissance cosmique. Si Arthur était présenté comme un roi idéal, à l’égal d’un dieu « harmonisateur » du monde, il fallait bien qu’il eût, à son côté, un magicien capable d’accomplir les merveilles qu’on attendait de lui. La mythologie se moque éperdument de la chronologie et des entorses faites à l’histoire[3].

Bien d’autres héros, bien d’autres schémas se sont intégrés à cette ossature centrale représentée par Arthur et Merlin, au fur et à mesure que les conteurs brodaient sur le thème, pour parvenir enfin à une sorte de synthèse au cours du XIIIe siècle dans ce qu’il est convenu d’appeler le « Lancelot en prose », ou mieux le « Corpus Lancelot-Graal », autrement dit la version cléricale, érudite et cistercienne de la légende en son plus grand développement. Lancelot du Lac, qui n’appartenait pas au cycle primitif, car il était d’origine purement armoricaine[4], a eu tôt fait de rejoindre le gros des troupes d’Arthur : il est vrai que ce personnage recouvre une divinité multifonctionnelle de la mythologie indo-européenne connue chez les Celtes sous le nom de Lug, le « Multiple-Artisan », et que César, dans ses Commentaires, désigne comme l’équivalent du Mercure romain. Et parmi bien d’autres, citons Tristan et Yseult, dont la tradition, originaire d’Irlande[5] mais localisée en Cornwall et en Bretagne armoricaine, ne pouvait pas échapper à cette « satellisation ». Ils en ont même profité pour inspirer les grandes lignes des amours tumultueuses de Lancelot du Lac et de la reine Guenièvre, amours totalement inconnues du schéma primitif. Quant au Graal, devenu très chrétiennement le « saint » Graal[6], malgré son aspect païen de chaudron d’abondance, d’inspiration et de renaissance typiquement celtiques, il a vite été annexé par le biais d’étranges textes apocryphes de la tradition chrétienne, les Actes de Pilate et le pseudo-évangile de Nicodème, et par la grâce des moines de Glastonbury fort dévoués à la cause des rois Plantagenêt.

La première allusion faite à Arthur apparaît dans un long poème épique, le Gododin, attribué au barde Aneurin, contenu dans un manuscrit du XIe siècle, mais qui, par ses archaïsmes, doit remonter à un original du VIe siècle : là, il y est seulement question d’un Arthur redoutable chef de guerre. Il faut attendre les Annales de Cambrie, du Xe siècle, pour avoir quelques détails sur la victoire d’Arthur au Mont-Badon en 516 et le drame de la bataille de Camlann en 537, où Arthur et Medrawt (Mordret) s’entre-tuèrent. Là encore, Arthur n’est considéré que sous son aspect guerrier. Mais toujours au Xe siècle, dans une chronique en latin, l’Historia Brittonum, attribuée à un certain Nennius, le personnage se charge d’éléments mythologiques et ses exploits relèvent déjà du merveilleux. En fait, le premier récit proprement littéraire qui concerne le personnage est une œuvre galloise, Kulhwch et Olwen, contenue dans un manuscrit du XIIe siècle, mais qui est la transcription d’un original du IXsiècle, peut-être même du VIIe siècle : Arthur y apparaît comme un roi qui accomplit des prouesses guerrières, qui vit dans une forteresse de type celtique, qui s’entoure de compagnons qui ne sont certes pas des chevaliers courtois mais de rudes combattants doués de pouvoirs nettement magiques, à travers des aventures qui plongent au plus profond de la mythologie celtique. Cette œuvre étonnante et d’une sombre beauté semble la première tentative de synthèse de toutes les traditions orales qui circulaient, pendant le haut Moyen Âge, dans la péninsule de Cornwall, le Pays de Galles, le Cumberland et la région de Glasgow, territoires demeurés bretons ou tardivement conquis par les Saxons. Et il s’agit d’un texte fondamental pour la compréhension de la légende arthurienne.

C’est cependant au XIIe siècle que cette tradition arthurienne fait irruption dans l’Europe continentale : elle n’en sortira plus désormais, malgré quelques siècles d’oubli ou d’indifférence. Chronologiquement, la première manifestation semble en avoir été les sculptures de l’archivolte de la cathédrale de Modène en Italie, qui date des alentours immédiats de l’an 1100 : il s’agit d’un véritable récit en images (avec le nom des personnages) sur l’enlèvement de la femme d’Arthur par un mystérieux roi de l’Autre Monde, puis de sa délivrance ; une bande dessinée en quelque sorte où l’on reconnaît le schéma exact du roman de Chrétien de Troyes, le Chevalier de la Charrette. Et ce monument se trouve en Italie du Nord, preuve que la légende était déjà largement répandue. D’ailleurs, les allusions aux personnages arthuriens sont nombreuses dans la poésie des troubadours occitans, lesquels ont de toute évidence connu la légende bien avant les trouvères de langue d’oïl.

Enfin vint Geoffroy de Monmouth. Ce clerc gallois, familier du monastère de Glastonbury et plus ou moins inféodé à la famille des Plantagenêts, écrivit vers l’année 1135 deux œuvres capitales en langue latine, la Vita Merlini (vie de Merlin) et l’Historia Regum Britanniae (Histoire des Rois de Bretagne), dans lesquelles il transcrivait, de façon savante, intellectuelle, un ensemble de légendes parvenues jusqu’à lui par voie orale ou à travers d’anciens manuscrits aujourd’hui perdus. Le second de ces textes fut aussitôt traduit en gallois sous le titre de Brut y Breninhedd (Brut des Rois) et adapté en français, en 1155, par le clerc anglo-normand Robert Wace sous le titre de Roman de Brut, Brut étant la forme abrégée de Brutus, descendant d’Énée et ancêtre mythique des Bretons (à cause d’une vague homophonie et pour imiter la fondation de Rome par les Troyens). Ce fut là le point de départ de cette fantastique éclosion de la littérature arthurienne, sous les regards bienveillants de la dynastie Plantagenêt, et pour la plus grande gloire de Henry II qui cherchait à légitimer son pouvoir en se prétendant l’héritier du roi Arthur.

Ainsi naquirent des œuvres devenues désormais classiques. Vers 1160, ce fut Érec et Énide, du juif converti champenois Chrétien de Troyes, habitué de la Cour d’Aliénor d’Aquitaine à Poitiers, qui intégra une légende nettement armoricaine à l’ensemble arthurien. Entre 1165 et 1170, ce furent les deux Tristan anglo-normands de Béroul et Thomas, immédiatement adaptés en allemand par Eilhart d’Oberg et Gottfried de Strasbourg, puis en langue scandinave par un certain frère Robert. À la même date, Chrétien de Troyes intégrait délibérément la légende armoricaine de Lancelot du Lac aux aventures arthuriennes dans son Chevalier de la Charrette, tandis que l’Allemand Ulrich von Zatzikhoven adaptait, dans son Lanzelet, un original perdu mais d’inspiration armoricaine, concernant la légende primitive de Lancelot. Vers 1180, Chrétien de Troyes plongeait plus avant dans la tradition arthurienne insulaire, tout en la localisant en Armorique dans la fameuse forêt de Brocéliande, avec son Chevalier au Lion. Puis le même Chrétien, vers 1190, lançait le thème du Graal dans son Perceval, ou le Conte du Graal, œuvre inachevée qui allait être suivie de trois continuations différentes. Mais le thème était dans l’air, et tandis qu’un auteur occitan écrivait un Roman de Jauffré, au schéma très voisin, un autre anonyme très lié à Glastonbury composait un Perlesvaux bien énigmatique et d’inspiration archaïsante, cependant très éloigné d’un récit gallois de Peredur qui doit représenter une tradition populaire sur le même thème. Et, au début du XIIIe siècle, l’Allemand Wolfram von Eschenbach adaptait le roman de Chrétien dans son Parzival en y ajoutant des éléments ésotériques et souvent d’origine orientale, et dont l’idéologie apparaît comme quelque peu douteuse.

Parallèlement à ces œuvres, surgissait la tradition dite de Robert de Boron, auteur de Franche-Comté, lui aussi très lié aux Plantagenêts et à l’abbaye de Glastonbury. C’est probablement Robert de Boron qui a tissé le lien entre le symbolisme païen du Graal et les textes apocryphes de la tradition chrétienne. Il écrivit un Merlin en vers où se dessinaient de nouvelles orientations. La plus grande partie de son œuvre a été perdue, mais on en connaît le contenu grâce à des adaptations en prose parvenues jusqu’à nous sous le nom de Huth-Merlin et sous celui de Didot-Perceval. Ce sont ces différentes œuvres qui ont provoqué, vers la moitié du XIIIe siècle, la gigantesque fresque arthurienne du « Lancelot en prose », attribuée parfois à un certain Gautier Map, dont les plus beaux fleurons sont la Quête du Saint-Graal et la Mort du Roi Arthur, constituant ce qu’il est convenu d’appeler la version « cistercienne » de la légende.

Mais ce n’est pas tout. Le cycle du Graal et du roi Arthur est comparable à une galaxie qui éparpille dans le cosmos des multitudes d’étoiles de première grandeur autour desquelles, vibrantes et tournoyantes, d’innombrables planètes accomplissent leurs mystérieux rituels. Le thème a fait fureur. Dès le XIIe siècle, des épisodes jaillis du plus profond de la mémoire collective sont venus éclairer le schéma primitif, tant en français qu’en anglais, en allemand, en italien, en occitan, en castillan, en gallois et même en gaélique d’Irlande. Ces épisodes fragmentaires s’organisent autour d’un héros clé, célèbre ou non, qui prend le relais des aventures et tente de les mener à bon terme, dans la plus pure optique de cette utopie qui veut que le monde soit régi selon des normes voulues et acceptées par tous. Ainsi en est-il de Gauvain, le valeureux neveu du roi Arthur – et son héritier présomptif, selon la coutume celtique –, personnage principal de contes significatifs comme le Chevalier vert ou l’Âtre périlleux (« le Cimetière périlleux »), et encore de Lancelot du Lac, comme dans les Merveilles du Château de Rigomer, où d’ailleurs le héros invincible est bellement démystifié, sans parler d’Yder de Northumbrie (Édern), d’Yvain (Owein), fils du roi Uryen, cet étrange fils de la fée Morgane, protégé par la fameuse « Troupe des Corbeaux » qui sont, en fait, les femmes-fées compagnes de sa mère. Que d’aventures extraordinaires autour de ces antiques divinités réduites au rang de héros surhumains ! Et cela durera jusqu’au milieu du XVe siècle, en Angleterre, en pleine guerre des Deux-Roses, avec la compilation anglaise de Thomas Malory qui porte le titre français de la Mort d’Arthur, synthèse éblouissante, bien que très condensée, de toutes les traditions qui ont constitué l’immense et inépuisable corpus de l’épopée du Graal et de la Table Ronde.

C’est dire qu’une telle abondance de récits, tous intéressants par eux-mêmes, mais parfois fort éloignés les uns des autres, tant par l’espace que par le temps, ne facilite pas la compréhension du message délivré qu’on le veuille ou non par ce cycle. D’abord la question se pose de savoir s’il y a jamais eu un plan d’ensemble, une idée directrice, un schéma primitif dans cet amas d’anecdotes plus ou moins héritées des contes populaires oraux qui circulaient – et circulent encore – dans cette Europe marquée du sceau des Celtes, mais colorée par un afflux de traditions venues d’ailleurs et de partout. En une telle matière, il est périlleux d’affirmer ou de nier. À l’analyse des différentes composantes, il est cependant permis de risquer une réponse : il existe de fortes présomptions pour que les innombrables récits de la légende arthurienne obéissent aux impératifs d’un plan unique, plus ou moins écartelé par de multiples auteurs conscients de ce plan, et qui représenterait en définitive une authentique tradition de l’Europe occidentale. Au Moyen Âge, la notion d’œuvre collective était plus forte que celle d’œuvre individuelle, et il est certain que les auteurs, Chrétien de Troyes en tête, avaient le sentiment d’apporter leur propre contribution à un vaste ensemble appartenant à la collectivité. Cela explique que de nombreuses œuvres soient inachevées : ce n’est pas que leurs auteurs soient morts ou qu’ils aient manqué d’inspiration, c’est parce qu’ils savaient que d’autres prendraient le relais et mèneraient – peut-être – la quête à son terme. En l’occurrence, c’était reconnaître qu’un thème d’origine mythologique n’appartenait à personne et qu’il était la propriété de tous. Il y a là une conception de l’œuvre d’art qui peut nous échapper, mais qui n’en est pas moins puissante et significative. Mais nous ne sommes plus au Moyen Âge. Que faut-il faire pour appréhender et comprendre cette épopée fantastique qui est à la base de toute la civilisation européenne ? Chaque époque a ses usages, ses rythmes propres, son expression particulière, ses modes de conduite : comment faut-il recevoir l’immense message que les Temps obscurs nous ont légué ?

Une chose est certaine : suivre une seule de ces œuvres, quelles qu’en soient la beauté ou les qualités littéraires, ne rend aucunement compte de la conception originale, si tant est qu’il y en ait eu une. On peut cependant le supposer et la rechercher à travers la multitude de textes mettant en scène non seulement les principaux héros, mais ceux qui, invités autour de personnages moins connus, risquent d’éclairer d’un jour nouveau la trame fondamentale qu’une apparente dispersion pourrait masquer. Joseph Bédier, au début de ce siècle, n’avait pas fait autre chose lorsque, prenant les divers fragments littéraires de la légende de Tristan et Yseult, il était parvenu à reconstituer une œuvre d’une grande cohérence et qui demeure, encore maintenant, le texte de référence sur le sujet. Car il s’agit bien de cohérence et de reconstitution. Et pour y parvenir, il faut surtout se garder de coller bout à bout des épisodes sans les soumettre à une critique interne en fonction de leur signification générale : le résultat serait alors un simple patchwork peut-être pittoresque mais parfaitement incohérent.

On risque de se heurter à un autre écueil dans ce genre de restitution : celui de la mode archaïsante. Certes, les formulations médiévales anciennes ont un certain charme, mais sommes-nous capables de les comprendre et de les apprécier vraiment à notre époque ? Quand il écrivait ses Contes drolatiques, Balzac voulait surtout pasticher le style de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle : le résultat est effectivement « drôle », mais cela reste un amusement d’esthète dont on se contente d’admirer l’ingéniosité. En cette fin de XXe siècle, si l’on veut transmettre un message, il importe de le rendre accessible au plus grand nombre, de parler le langage de ce temps, même si les aventures relatées appartiennent à une époque lointaine et révolue. Ce qui ne signifie nullement qu’il faille sacrifier le contenu, ce qu’on appelle le signifié : bien au contraire, il peut alors, une fois débarrassé des scories qui l’encombrent, apparaître dans toute sa lumière, dans toute sa puissance.

Tel est le but de ces récits du Cycle du Graal : redire avec le langage d’aujourd’hui ce qui constitue le plus merveilleux et le plus essentiel de la tradition européenne dans ses sources vives. Car si « c’était dans le temps… », c’est encore aujourd’hui.

 

Poul Fetan, 1992.